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Eh bien c’est génial. On retrouve ici les articles qui étaient sur le site originel, et ça, franchement; c’est super…
Que reste-t-il des yourtes ?
Si je me replonge dans les 8 années de vie avec les yourtes, qu’elles sensations me reste-t-il ? Dans mon corps, dans mes yeux, dans mes oreilles ? Dans mes sentiments, dans les connections, dans les leçons apprises ?
Aujourd’hui, à St Michel, je ne pourrais pas dire que ma vie à repris une tournure tout à fait « commune »… Le travail salarié, par exemple, est quelque chose que je n’ai jamais vraiment connu jusqu’à l’Ecosse. Après les Yourtes, donc. Avant, c’était le monde universitaire, l’enseignement et la débrouille. Bosser pour une entreprise ou une association, rendre des comptes à un patron ou à un supérieur hiérarchique, ce sont des choses qui s’apprennent, qui se vivent, et qui enseignent. Aurais-je toujours accepté les délires d’un-e supérieur-e si je n’avais pas en moi un certain détachement, une forme de dégagement ? Bon sang, suis-je toujours la même personne ?
Tu veux voir que je travailles parce que tu ne supportes pas de savoir qu’il n’y a rien à faire ? Très bien. Regarde : je peux essuyer des knifes et des forks pendant des quarters, à l’infini. Avec ce détachement toujours persistant, je souris et je divague entre la fontaine de Barcillonnette pour faire les 70 litres d’eau bihebdomadaires sous la neige, les petits trous d’eaux de Lardiers pleins de salamandres, le sifflement persistant du vent dans les pins, les enfants jouant dans la remorque, Nina Hagen en berceuse…
Je peux faire la plonge pendant des heures en disruptant, souvenirs de cette laborieuse pompe à pied pour faire couler l’eau du robinet. Bruit roucoulant accompagné de bulles et de bruits d’eau dans un bidon.
Le « travail » n’a pas d’importance finalement. Ce n’est que du temps passé donné en échange d’un loyer que nous n’avions pas à payer… un échange contre de l’eau qui coule d’un robinet sans appuyer du pied. Je savais, dans les yourtes, que tout ce temps que je n’échangeais pas contre de l’argent, je l’utilisait pour améliorer ou pour simplement vivre. Couper du bois à la main contre faire appel à un buscati. Débroussailler autour du panneau solaire pour avoir plus d’énergie contre payer l’électricité. Ces petits gestes paraissent si simples et tellement dénués de conscience !
Oui, je retiens beaucoup. Tellement que je ne pourrais tous les dire. Dans les yourtes, j’ai travaillé, justement, cette « conscience ». Alors de quoi on parle ? De conscience ou bien de Conscience ? La petite conscience, en tout cas celle que j’appelle comme ça, c’est fermer l’eau du robinet quand on se brosse les dents. C’est faire pipi dans la douche (et ne pas prendre de bains). C’est éteindre la lumière quand on sort de la pièce, ou encore trier les déchets. Des choses qui vont de soi, mais pas tant, pas chez tout le monde. Prendre conscience de notre environnement, de la finitude des ressources. Nous n’en sommes pas tous au même point, et je me souviens d’avoir regardé mes congénères durant la deuxième année de vie en yourte comme des dormeurs. Des assoupis. Des aliénés. Pas très sympa, je sais. Mais si seulement cela pouvait être une construction de mon pauvre cerveau alors ralentit par le froid de l’hiver ou assoiffé par la sécheresse de l’été, ç’eût été acceptable. Mais non, cette sensation ne m’a plus jamais quitté.
Et lorsque je retrouve mon Soi au coeur des songes éveillés de la petite conscience… Je me souviens.
Je me souviens qu’il y a la grande Conscience. Elle, plus délicate, plus fine, tellement plus complexe à déchiffrer… Dans la lenteur de mon corps refroidi par l’hiver, je savais alors que j’étais adapté. J’apprenais dans le premier hiver que ma température corporelle n’était plus de 36,5. Mais plutôt de 36, voire 35,5. Quand il faisait si froid dehors, -10, -15 pendant quelques semaines d’hivers montagneux et que les matins sous la yourte frôlaient le -4 au sortir du lit, mon corps s’adaptait. Oh, non, je ne réfléchissait pas moins vite, je vous vois venir, bande de petits coquins… J’allumais bien vite le feu, très alerte. L’odeur du feu de pin, la chaleur immédiate du gaz sous la cafetière, le ronron du feu qui a bien pris, les claquements du métal chauffé à rouge si vite, les gouttes d’eau dégelée qui cognent le tissu, dehors; les chats qui se détendent, le lit qui se vide et qui se plie pour céder la place au Matin et son soleil froid… Le Silence bleu… Cette Conscience vient avec le temps. Ce n’est pas seulement du pin que je fais brûler, mais celui que j’ai cherché, mort et encore debout, dans la forêt. La forêt qui nous accueille. Vivante mais endormie. Les Arbres ressentent-ils l’absence de celui-qui-était mort, celui que j’ai abattu, débité, fendu, rangé, allumé, brûlé pour que le matin des Ephémères s’éveille sereinement dans la lumière blanche du coeur de l’hiver ? Les écureuils qui n’aiment pas qu’on fasse pipi au pied de l’Arbre vont-ils perdre un repère, un abris ? Une nourriture dont je n’ai pas conscience ?
Je me souviens du son cristallin des pierres, fendues par le gel, roulant dans les pierriers secs sur le versant au-dessus de nous, à Brézier. Ou encore de ce chant très clair du pierrier détrempé qui coule à la fin de l’orage à Rousset… De la colère froide et sombre de l’eau de la Durance retenue dans le lac de Serre-Ponçon… Est-ce le chemin de cette Conscience ?
Plus universelle, elle englobe tout, de l’éclat de calcaire coralien sonore au béton que les hommes coulent pour construire leurs phallus géants, godemichés froids de fer et de verre. Du palmier à huile planté par les esclaves des colons blancs avides de richesses faciles aux palmeraies révolutionnaires d’agroforesterie qui nourrissent et éduquent de pauvres hères heureusement privilégiés du Panama – et dont le précieux beurre sera travaillé entre mes mains pour en faire du savon… J’en appelai alors au « Grand Tout », celui qui me faisait dire sans pouvoir le transmettre « quand il pleut, je suis pluie », celui qui me faisait ressentir dans mon sommeil les pulsations rythmées des chenilles processionnaires qui creusent leur trou, au bon endroit, au bon moment, ici et maintenant, toutes et unes. Celui qui m’effondre face aux capacités infinies de destruction des hommes contre les hommes, leurs lieux de vie, le vivant. Impossible de transmettre ceci, et ce n’est probablement qu’un tout petit aperçu de la Conscience.
Que reste-t-il des Yourtes ? Il reste tellement d’immatériel, tellement de sensations que je peux encore ressentir en moi… je sais que ce n’est qu’un tout petit peu, mais que ce tout petit peu fait partie d’un si grand tout. Quand je met mon bonnet vert et qu’il fait super froid, quand j’ouvre un robinet, quand je programme la chaudière à fioul du Little Cottage de North Mains Farm à Forfar, quand je plante les si petites graines de tanaisie dans la serre en verre de la ferme de St Michel, quand je tourne la clé de contact de la voiture, quand je charge la batterie du vélo sur le panneau solaire des yourtes, quand j’envoie mes fichiers de thèse si importants dans le cloud en Suisse, quand je ramasse des pommes de pin pour allumer le feu… le Tout est là. Jamais très loin.
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