La place du Bourguet

Ce matin, après un long moment passé en ermitage à Ste Anne, je sors.

J’entends par « ermitage » ces périodes durant lesquelles nous sommes plongés dans des activités récurrentes et obligatoires que l’on peut nommer de différents noms, comme « le travail » ou bien « les enfants » ou encore « tiens, je vais développer un site web, y’en a pour deux heures, t’inquiète, je gère » ou enfin « je vais un peu me reposer », tous synonymes de « j’ai pas l’temps ».

Oui, c’est le moment d’aller voir un peu comment va l’Humanité proche, celle d’un matin de fin d’été un jour de semaine, un jour ordinaire. Un de ces jours où, après la chaleur accablante du changement climatique que l’on doit apprendre à ordinariser, il fait un peu trop frais pour la saison. Le ciel est bleu clair, la brume matinale, la première depuis le printemps, s’étiole d’elle-même un peu vite, comme si elle se disait qu’elle n’était pas à sa place, pas encore. Ces matins où l’on a envie de trainasser au lit mais que ça ne serait pas raisonnable. Ces matins où l’on sait qu’on va travailler le soir, happés par la routine. Ces matins où … tout est possible, finalement, même s’échapper un peu. Pas trop loin. 

Ivre des promesses de ce contexte, toute activité qui sort de l’ordinaire semble exotique, lumineuse, claire.

Le regard et l’esprit sont acérés, le sang semble circuler toujours aussi lentement, mais la torpeur s’étiolera comme la brume, on en a la certitude. Avec cette confiance, le coeur bat d’entrain, léger.

Allez, hop, on fait quelques kilomètres, on sort à la capitale. On passe de 1200 à 5000 habitants. Ouf, ça fait un peu tourner la tête quand-même, houlà. Doucement. 

Sur la place. Au PMU à côté de la mairie et en face de la cathédrale, sous un platane, un double café commandé en chuchotant. Au milieu d’autres gens. Cette place est jolie finalement, un peu encombrée visuellement et sonorement par les voiture, mais ça contribue au tableau. La première chose qui me vient, avec cette respiration profonde involontaire, c’est d’arriver de loin. D’Ecosse. Des yourtes. De pas d’ici. La réflexion idoine, c’est que ça fait un bout de temps quand-même, est-ce que ces sensations d’Etranger disparaitront un jour ? Un moment d’introspection classique et spontané. I see between some heathers et le motif coloré de la porte de la yourte une tourterelle portant une brindille se poser sur le lampion au-dessus de moi. Voleter dans le platane selon un plan de vol chaotique préétablit. Roucouler. Elle remonte laborieusement les brindilles tombées au sol dans le même arbre, dopée par l’idée d’un nid occupé par la belle qui l’aura choisi. Dans cette brume mentale qui s’étiole comme si elle n’avait pas encore sa place, j’entends enfin les gens autour. 

Derrière moi deux amis se retrouvent bruyamment. Une dame silencieuse fume sa vapoteuse en lisant un journal en face de moi, tout en recoiffant nonchalamment ses mèches décolorées.

Trois jeunes femmes à ma gauche discutent d’un horaire à ne pas rater, chacune ayant sa propre conception du temps : stress pour l’une, extrême tranquillité pour l’autre, perte de mémoire pour la troisième. C’est celle-ci d’ailleurs qui photographie les humains autour d’elle, faisant mine d’immortaliser les monuments historiques: l’office de tourisme, l’hôtellerie des 2 lions, la façade de poste toute moche … pendant que la première répète, inquiète, les horaires funestes en se désinfectant les mains et que la deuxième part visiter le bouquiniste de l’autre côté de la place.

Respiration profonde. Sourire. Un type habillé en rockeur (un vrai), Raybans® sur le nez et vapoteuse accrochée à la ceinture tel un opinel s’installe à ma droite après avoir garé sa motocyclette noire et rutilante (mais un peu trop petite). Absorbé dans la contemplation de son calepin couverture cuir, il expulse des altocumulus, tentant secrètement d’attirer l’attention de la photographe à ma gauche inconscient de son allure de boomer en chasse. 

Les vélos sont aussi nombreux que les voitures, finalement !

Et la tourterelle ramène une 257ème brindille, l’air toujours aussi chaotique et pas trop sûre d’elle. Un piéton râle après un conducteur qui ne l’a pas vu. Un conducteur râle après un piéton qui ne l’a pas vu. Un vélo. Encore un. Au fil du temps, l’activité s’intensifie et le brouhaha augmente. « C’est une galère pour se garer! » « oh ! Maurice ! Tu es sorti de l’hôpital ? Un pastis sileuteuplaît ! » « C’était un fragment d’astéroïde, c’est ce qu’a dit le scientifique, je l’ai entendu, sur la 2 » « Y’avait des planches avec des clous » « Je vais y aller, Ahmed, on se revoit cette après-midi » La cloche sonne 10 coups « Maman, je veux une glace ! » « C’était pas comme ça, il avait le fer sur les doigts, comme ça » « Et là, aouh ! » « Il arrivera à 14h il a dit, on doit y aller » « È bONjoure Mireilleuh ! Ung peutchit café ? » Un groupe d’enfants passe bruyamment, les monos portent une enceinte qui hurle du Jul. Le temps s’arrête: une femme porte un énorme bouquet de verveine et une jupe légère échancrée jusqu’en haut de la cuisse. Les hommes sont en claquettes. Un médecin blafard se presse. 

Soudain, les cloches de la cathédrale sonnent un méli-mélo assourdissant.

Voiture. Camion. Vélo, vélo, moto, groupe de cyclosportifs, autobus, gens vers la gauche, vers la droite, vers la Cathédrale, voiture, moto, gens, chien, sonnerie de téléphone, « oh, Maurice !! » gens. Voiture. Vélo. La verveine repasse dans l’autre sens mais le temps ne s’arrête plus. Camion qui porte un camion. « Dédé ! Un ballon de blanc ! » … 

Dans ce fracas de mots, dans ce cliquetis des chaines de vélo, dans le vrombissement des moteurs … dans ces mouvements chaotiques et incessants, rapides ou lents … dans cette explosion de couleurs et de beautés … dans le tourbillon de l’hyperactivité humaine … la tourterelle a disparu. 

Je vais y aller maintenant.

Est-ce que ces sensations d’Etranger disparaitront un jour ?

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